La vie commune est la composante essentielle de la vie dominicaine. Elle n’est pas seulement de l’ordre du moyen de sanctification ou de quoi que ce soit d’autre. Elle n’est pas seulement le plus important et le plus significatif des éléments constituant la vie des frères prêcheurs. Elle relève de son essence même. Dans toutes les formes de vie religieuse le fait de vivre ensemble dans la charité est évidemment essentiel. Mais la façon dont la Règle de saint Benoît et les Constitutions de la Compagnie de Jésus traitent de la vie commune et l’importance qu’elles lui accordent permettent de saisir quelques notables différences avec la tradition augustinienne dont émane l’ordre des prêcheurs.
Dans la tradition augustinienne
La Règle de saint Augustin, même si elle a été adoptée par saint Dominique et ses premiers frères, sous la contrainte des impératifs conciliaires, n’a pas été choisie au hasard. Le ton qu’elle donne à ceux qui l’adoptent est déterminant. Elle est la marque caractéristique de tout ce qui s’en suivra. Elle commence en effet, ainsi :
« Tout d’abord, pourquoi êtes-vous réunis sinon pour habiter ensemble dans [’unanimité, ne faisant qu’un cœur et qu’une âme en Dieu. Ne dites pas : « ceci m’appartient », mais que pour vous tout soit en commun, etc. » (RSA 1).
Au habitare secum de saint Benoît, selon son biographe saint Grégoire le Grand, répond le convivere unanimiter de saint Augustin. Une nuance d’importance.
La vie commune dominicaine
Le livre des Constitutions de l’ordre des frères prêcheurs (LCO) commence lui-même ainsi :
Section première : La suite du Christ. Chapitre premier : La consécration religieuse. Article premier : la vie commune.
Ce qui manifeste, à l’évidence, que la vie communautaire, à l’instar de celle de la Communauté primitive de Jérusalem (Ac 2, 44 ; 4, 32-35) est essentielle à la vie dominicaine. Elle conditionne cette vie dans toutes ses dimensions, depuis la vie quotidienne, jusqu’à la liturgie, en passant par le mode de gouvernement jusqu’à la mentalité commune.
La vie commune dominicaine est bâtie sur deux éléments qu’il faut tenir ensemble : habiter sous un même toit et viser à l’unanimité.
Habiter sous un même toit
Habiter sous un même toit exclut habituellement toute vie isolée, même si l’exception confirme parfois la règle. Il ne s’agît donc pas d’une fiction juridique, mais de bel et bien vivre sous un même toit, avec toutes les contraintes que cela implique. Il y faut une certaine organisation et un certain ordre, un horaire commun et toutes ces conventions décidées et admises par tous qui permettent de durer tout en respectant les rythmes propres de chacun. Bref, tout ce qui est nécessaire à une vie de famille, avec cette particularité qu’elle ne regroupe que des adultes et uniquement des hommes (ou des femmes, dans la branche féminine). Les repas, les offices au chœur, les rencontres fraternelles quotidiennes scandent la vie dominicaine, qui respecte tout autant le travail personnel, les temps de silence et de solitude, et par-dessus tout le ministère de chaque frère, et… son sommeil.
Viser l’unanimité
Viser l’unanimité, le vivere unanimiter. Il ne suffit pas de vivre sous le même toit, encore faut-il vivre dans l’harmonie et être soucieux par dessus tout de la charité. Rien n’est plus difficile, mais rien n’est plus indispensable. Les frères prêcheurs ont à cœur d’essayer de vivre ce quïls ont mission de proclamer. Aussi considèrent-ils leur vie communautaire comme une prédication. Ils désirent mener une vie qui parle d’elle-même. Et s’ils n’y arrivent pas autant qu’ils le voudraient, ils en souffrent. Éventuellement ils portent la honte de leur échec et ils n’ont de cesse (normalement) qu’ils n’aient trouvé un remède à ce grave manquement, qui met en jeu toute leur existence. Toute leur vie est organisée au service de cette recherche continuelle de l’unanimité, jamais parfaite, jamais gagnée, mais toujours désirée.
De nombreux chapitres réunissent les frères pour mettre en œuvre l’antique adage : Ce qui doit être vécu par tous, doit être décidé par tous ! Des chapitres de mise au point où ils examinent, tant leur vie apostolique conventuelle que leur vie régulière, sont demandés par les Constitutions (LCO 7, § II). Les frères sont invités à se demander pardon s’ils se sont offensés. Et lorsque des décisions importantes sont à prendre la règle tacite est d’obtenir l’unanimité, ce qui exige de longues concertations, un infini respect des options différentes, d’inévitables concessions personnelles et de savoir prendre du temps, beaucoup de temps, pour laisser mûrir. Ainsi les frères prêcheurs considèrent-ils leur vie communautaire comme une composante apostolique de leur vie. Ils veulent vivre comme les Apôtres ont vécu. Comme eux, ils veulent par leur vie manifester au monde la réalité de la Résurrection du Christ. Une réelle mise en commun des biens matériels, puis une répartition de ces biens selon les besoins de chacun en toute justice, ne va pas sans un renoncement à soi-même.
Et, qui plus est, ils ont le sentiment de livrer au monde le modèle qu’il cherche pour vivre en paix (LCO 2, § II). Ce n’est peut-être pas un hasard, si les dominicains ont donné le jour à quelques fameux utopistes.
Cette mise en commun générale des biens, de la prière, des décisions, des élections, etc., ne fonde pas pour autant une démocratie au sens moderne courant. L’idéal serait plutôt une société évangélique qui soit vraiment Corps du Christ (LCO 3, § I, selon l’image développée par saint Paul (1 Co 12, 12 sq.). Le mot qui caractérise le mieux cet idéal est harmonie et l’image qui la décrit au plus juste est celle de l’orchestre symphonique ou de la chorale.
Dans un orchestre, chacun est indispensable et on ne peut se passer de personne. Mais chacun ne joue que de son instrument. I1 ne faut pas envier les autres instruments, ni se comparer, ni se faire des reproches muLucls (Cf. le film de Fellini, Prova l’orchestra, où le violon reproche au percussionniste de n’avoir que peu à intervenir, et où celui-là reproche au violoniste d’être perdu dans le nombre des violons, etc.). Chacun doit jouer fidèlement sa partition, toute sa partition, rien que sa partition, sans y mêler d’initiative personnelle intempestive. Chacun doit démarrer franchement, au bon moment, sans attendre que les autres commencent pour leur emboîter le pas. Et chacun doit s’efforcer de jouer en suivant les indications du chef, qui, lui, n’a pas d’instrument mais qui est l’âme de l’ensemble. Chacun doit écouter les autres, car nul ne joue seul. Un orchestre n’est pas une juxtaposition de solistes, mais un ensemble qui doit produire une œuvre unique et vivante. Le résultat sera excellent si le chef est inspiré et sait communiquer ce qu’il désire entendre, mais aussi si chaque musicien se donne à fond comme si sa vie dépendait du don qu’il fait de tout son art. Le résultat sera excellent si chacun maîtrise parfaitement son instrument et s’il a travaillé sa partition en intériorisant la technique au service de la beauté. Le musicien d’orchestre a souvent l’impression de ne faire que son travail, avec application et technique, mais l’auditeur ne le sait pas, et il est heureux s’il est touché par la beauté de ce qu’il entend.
Ainsi en est-il de la vie commune dominicaine. Chacun joue de son instrument, selon ce qu’il sait et peut faire. Il doit donner le meilleur de lui-même, non pour faire une œuvre personnelle, mais pour vivre en harmonie, selon le précepte du Seigneur invitant ses disciples à « symphoniser » : « Je vous le dis en vérité., si deux d’entre vous symphonisent (ou se mettent d’accord, ou unissent leurs voix en grec symphonein) pour demander quelque chose, quoi que ce soit, ce leur sera accordé par mon Père qui est aux deux » (Ml 18, 19). C’est ainsi que la vie dominicaine se met au service de la beauté et de la joie venues du ciel, selon cette vision de saint Jean où il est question de témoignage, de communion, de joie : « Ce que. nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons afin que vous soyez en communion avec nous. Quant à notre communion, elle es !, avec le Père et avec son Fils Jésus Christ. Tout ceci, nous vous l’écrivons pour que noire joie soit parfaite » (1 Jn 1, 3-4). .