Les deux piécettes

par 7 Nov 20212021, Homélies, Temps Ordinaire

Faut-il ou non prendre au sérieux l’Évangile aujourd’hui ? Autrement dit, faut-il vraiment imiter la Veuve ? Parce qu’il faut prendre la mesure de son geste souligné par Jésus. Elle sacrifie le nécessaire. L’absolu nécessaire. Tout ce qu’elle a pour vivre, elle le donne en fait. Complètement. Il ne lui reste rien. Elle n’a plus d’autre issue que de mourir. On peut quand même se demander si ne c’est pas suicidaire.

Quelle est l’histoire de cette pauvre veuve ? Nul ne le sait sinon Jésus. Mais il n’en dit rien. Serait-ce que cette pauvresse est arrivée à un degré de lassitude tel que les deux dernières pièces qu’il lui reste, elle les donne à Dieu dans une sorte de défi lancé au ciel ? Un peu à la manière de la Veuve de Sarepta qui va manger pour la dernière fois et puis mourir une bonne fois : « je rentre préparer pour moi et pour mon fils ce qui nous reste. Nous le mangerons. Et puis nous mourrons. » Cette fois, c’est bien fini.

Quel sens à donner au geste de la veuve ? Comment le comprendre ? Est-ce un geste de désespoir ou bien alors d’espérance ? Ce n’est certes pas la même chose que d’abandonner et de s’abandonner. Est-ce qu’elle abandonne, en déclarant forfait ? Ou est-ce qu’elle s’abandonne, en faisant confiance ? On aimerait répondre bien franchement à cette question. Expliquer que cette veuve est maîtresse d’elle-même, en pleine possession de son esprit, son cœur et de ses biens. Que sereinement et paisiblement, dans une confiance éperdue, en se perdant elle-même, elle se livre à Dieu dans un ultime geste d’amour.

La question n’est pas si facile à trancher. Le cœur de cette pauvre veuve oscille entre les deux, comme le nôtre. D’un abandon à l’autre il n’y a souvent qu’un pas. Nous en faisons l’expérience. Tantôt on lâche l’affaire : « j’abandonne ! ». Tantôt, on fait face : « allez, je m’abandonne ». Ca va, ca vient. L’important probablement est qu’un jour nous puissions de bon cœur sacrifier à Dieu nos deux piécettes, c’est-à-dire notre âme et notre corps, l’esprit et la chair, notre intégrité personnelle. Et ce sera sans doute, au jour de notre mort. C’est tout ce qu’il nous restera.

Ainsi ce geste de la Veuve nous renvoie au mystère de notre mort. Car décidément, ce geste de la veuve, il est mortel ! dans les deux sens du terme. Il est mortel parce qu’il cause la mort et il est mortel parce qu’il est exceptionnel ! Just wahoo ! La veuve aurait pu garder de l’argent pour survivre quelques jours. Mais non, elle donne tout. Elle va mourir. Et puis, ce geste de la veuve est la fois terrifiant et fascinant. Il manifeste plus qu’une générosité. Il manifeste une radicalité, une totalité époustouflante. Parce que rien n’est plus chère que que la vie physique.

On peut, bon an mal an, toute sa vie, donner en rognant sur le superflu. Renoncer à du bien être culturel, matériel, intellectuel. On peut comme Saint-Dominique vendre ses livres. Mais renoncer à son être ! Or il arrive ce jour où Dieu nous demande de tailler dans le nécessaire, purement et simplement. Et c’est le jour de notre mort. Ce jour-là, fini de rigoler. Il faut bien lui donner l’unique nécessaire : notre vie physique par le consentement de toute notre âme. Parce qu’on peut se faire extorquer sa vie par Dieu ou la lui offrir de bonne volonté, comme dit St Augustin.

Les deux piécettes de la veuve misérable valent plus que les offrandes de tous les autres. Elles ne sont pas « quelque chose » mais elles sont « quelqu’un ». Elles sont la veuve misérable elle-même, et sa vie même. Acceptons que tout ce que nous pourrons offrir à Dieu n’est rien, cela n’est que notre superflu. La seule chose que nous puissions offrir à Dieu et qui ait du prix, c’est nous-mêmes, unis à Dieu, dans l’instant bienheureux et dramatique de notre dernier souffle, par la séparation de l’âme et du corps : « Je ne sais que trop bien que toutes mes justices n’ont devant ton regard pas la moindre valeur Et pour donner du prix à tous mes sacrifices Moi je veux les jeter jusqu’en ton divin Cœur Oui, je veux les jeter jusqu’en ton divin Cœur».