La force du choix
Sœurs et frères, faut-il rappeler que le réel est complexe, que les choses sont rarement ou complètement noires ou complètement blanches. L’axe du mal n’existe peut-être que dans les têtes. La vérité, elle, est souvent dans le juste milieu, dans le mélange des genres, des couleurs, dans la nuance. Pourtant, souvent, et c’est le cas aujourd’hui, l’évangile, telle une épée bien affutée, se veut tranchant. Il accule au dernier retranchement et dissocie et sépare. Il vous met le dos au mur, vous pousse à prendre position, à choisir un camp. Dieu semble avoir horreur du politiquement correct, des hésitations, de la tiédeur : « Je connais tes œuvres : tu n’es ni froid ni chaud. Si tu pouvais être froid ou chaud ! Mais non, tu es tiède ! » (Ap 3, 5-6).
Vous l’avez deviné, sœurs et frères, je viens de citer un verset de l’Apocalypse. Retournez dans le texte et vous y trouverez la suite qu’il ne sied peut-être pas que je vous cite en cette circonstance…
Dieu ne digère décidément pas les tièdes. Il nous veut ou chauds ou froids. Il ne veut pas de gens accommodants, je veux dire, sans position, sans colonne vertébrale, des girouettes qui tournent à tout vent, des imposteurs qui jouent un rôle. Dieu cherche des gens bien trempés, déterminés, entiers.
Quand il s’agit de Dieu, il faut cette radicalité qui, malheureusement, peut friser l’intolérance, virer en fanatisme quand on ne se contente pas de se l’appliquer à soi-même mais entend aussi forcer la main aux autres, les embarquer malgré eux dans la même aventure que soi…
Qu’y aurait-il de commun entre le bien et le mal, la lumière et les ténèbres, entre Dieu et Mammon ?
Entre Dieu et Mammon, Jésus demande de choisir tout comme Moise demandait au peuple, à la fin du récit deutéronomique, de choisir entre Yahvé et les idoles, entre la vie et la mort, entre l’Égypte et la terre Promise (Dt 30, 15-18).
Dieu nous veut libres et sans entraves. Il nous a arrachés à l’Égypte, aux faux dieux, pour qu’à jamais, en terre Promise, nous le servions en toute justice et tournions vraiment le dos aux idoles. Dieu est malheureux quand nous revenons sur nos pas pour reprendre nos chaines. Il a les entrailles qui se déchirent quand nous nous mettons à nous souvenir des oignons et des marmites de viande que nous avons mangés en Égypte alors que nous paraissons oublier y avoir été en esclavage.
Vous ne pouvez servir deux maîtres, tel est le message de l’évangile d’aujourd’hui. Alors s’agit-il vraiment de choisir entre Dieu et l’argent ? L’un et l’autre sont-ils comparables, sont-ils interchangeables à ce point, sont-ils à mettre sur un même plan ? Faut-il, sœurs et frères, choisir Dieu ou Mammon, faut-il ainsi polariser, opter pour la radicalité, l’exclusivité ?
Plus que l’exclusivité, l’intégrisme, il s’agit surtout de choisir la verticalité. Choisir la vie et la liberté, choisir de rester debout, intègre, droit. Dieu nous veut des hommes et des femmes debout. Accepter d’être fils et fille de Dieu et non de devoir ramper en présence des idoles qui emprisonnent et asservissent malgré le culte à profusion que nous pouvons leur rendre. Accepter de faire route avec Dieu qui est la source de la liberté, de la vie. Choisir Dieu qui est la meilleure part.
Souvent, quand on choisit, on est bien obligé de discriminer. On opte pour ceci ou pour cela, contre ceci ou cela. Je crains que la chose ne soit autrement quand il s’agit de Dieu.
Je venais de dire que Dieu était la meilleure part ; en réalité, quand on choisit Dieu, on ne choisit pas seulement la meilleure part, on choisit tout, parce que Dieu est tout, je veux dire tout ce qui est bon, tout ce qui est grand, tout ce qui est noble. Qui a Dieu a tout, au moins en principe.
Voilà pourquoi, sœurs et frères, quand nous nous ouvrons à Dieu, et comme l’évangile nous l’a aujourd’hui commandé, nous ne devrions pas nous faire de soucis quant au manger et au boire : le royaume de Dieu ne consiste d’ailleurs pas en une affaire de nourriture et de boisson, rappelle l’Épitre aux Romains (14, 17). Nous ne devrions pas trop nous inquiéter quant à notre habillement, quant à notre bourse.
Sœurs et frères, certains types de préoccupations trahissent un manque de confiance en la Providence et nous ôtent toute disposition à écouter Dieu, à communier à lui, parce qu’elles prennent trop de place dans notre vie et ne nous laissent pas de repos. Paul, dans l’Épître aux Philippiens, déplore que pour certains, leur Dieu, c’est leur ventre (Ph 3, 19). Dans l’Épître à Jude, il se plaint non seulement du fait que certains soient obsédés par leur ventre, mais encore par l’argent. Agrippés aux choses terrestres et ayant oublié Dieu, ils vendraient leur âme pour assouvir leurs désirs désordonnés de bien manger et étancher leur soif d’argent (Jude 1, 11-18).
L’argent est un bon serviteur mais un mauvais maître. On n’en a jamais assez. Au contraire, plus on en a, plus on veut encore en avoir. Quand l’argent devient notre unique étalon, une valeur exclusive de référence, quand l’argent devient l’absolu de notre vie, il chasse notre quiétude, il prend la place de Dieu, parce qu’il le fait oublier. L’argent devient un dieu, un faux dieu, une idole.
Choisir Dieu contre Mammon ne signifie pourtant pas qu’il faille tourner le dos à l’argent, il ne signifie pourtant pas qu’il faille déserter le monde, s’y désengager et attendre que le Ciel fasse tomber la manne !
Dieu sait combien les oiseaux sont industrieux ! Dieu sait tout ce qu’ils passent de leur temps à s’agiter pour se trouver à manger ! Mais ils trouvent aussi le temps de chanter, de batifoler et de rendre gloire. Oiseaux du ciel, bénissez le Seigneur, nous fait chanter le Psaume !
Sœurs et frères, le Ciel ne fait rien sans nous, il compte sur notre intelligence et sur nos bras pour faire ce qu’il y a à faire, surtout quand cela dépend vraiment de notre intelligence, de notre engagement. Nous sommes dans le monde, nous vivons de Dieu et du monde qu’il nous a donné et nous a permis d’organiser ; nous avons besoin de nourriture et de boisson, nous avons besoin d’argent, de beaucoup d’argent parfois, mais nous avons aussi besoin de travailler pour pouvoir le gagner. Ceux qui ont une certaine expérience du manque, voire de la gêne, ceux qui n’ont pas toujours sur leur chemin une main secourable pour les aider en savent de quoi il en retourne.
Choisir entre Dieu et Mammon ne traduit pas une opposition entre le matériel et le spirituel, entre le pur et l’impur, entre ceux qui ne touchent l’argent qu’avec des gants et ceux dont le métier est de brasser des affaires : nous ne sommes pas des anges, des êtres immatériels, nous ne sommes pas des esprits purs ; nous sommes faits d’esprit et de chair, nous avons besoin et de l’un et de l’autre, de l’univers matériel comme de l’univers spirituel.
Choisir entre Dieu et Mammon signifie alors qu’il faut savoir mettre Dieu dans nos affaires, de l’éthique dans l’économique, savoir limiter nos désirs, les discipliner, y établir un ordre, et ne pas rendre un culte à l’argent. Cela invite à retrouver le vrai sens de nos désirs, redonner un visage d’homme à l’économie et non de fauve, de prédateur, de rapace. Cela demande du coup de ne jamais confondre fin et moyen, ne jamais prendre pour Dieu ce qui ne l’est pas.
Choisir Dieu signifie peut-être finalement qu’il ne faut jamais nous enfermer dans nos inquiétudes au point de désespérer parce que nous aurions oublié l’essentiel : Dieu qui prend toujours soin de chacune de ses créatures, Dieu qui ouvre la main pour rassasier tout vivant à plaisir (Ps 144, 15), Dieu qui est la source de tout bien, quand bien même nous aurions durement travaillé pour les mériter !
L’appel à la radicalité n’est alors pas un appel au manichéisme, à la schizophrénie, mais un appel à régler notre vie sur Dieu et songer qu’il en est la source et qu’il prend toujours soin de chacun de nous. Ainsi confiants dans sa Providence pourrons-nous peut-être mêler nos louanges à celles des oiseaux du ciel et chanter avec Horace : carpe diem, cueille le jour, puisque tout nous vient de Dieu, puisqu’il nous appelle à la vie heureuse, au bonheur sans fin. Amen.