Dieu peut-il être décevant ?
Décevant. Dieu peut-il être décevant ?
« Non-non, bien sûr que non, Dieu comble toujours le cœur de l’homme… » Ne nous dépêchons pas trop vite avec cette réponse. Il se trouve que la rencontre avec le Ressuscité, une vraie rencontre – et vous serez d’accord avec moi que une vraie rencontre avec le Ressuscité ne va pas de soi – devient possible pour les disciples dès le moment où il disent leur profonde déception.
Ils s’éloignent de Jérusalem, le visage morne, en ruminant leur amertume des espoirs déçus. Ils attendaient de Jésus, ce prophète puissant par ses actes et par ses paroles, l’accomplissement de leurs rêves, de leur foi la plus légitime et la plus biblique, osons-le dire. « Nous espérions que c’était lui qui allait délivrer Israël ». Luc, en écrivant cette scène, place dans leur bouche les paroles mêmes qui inaugurait son Evangile. Souvenez-vous, Siméon et Anne évangélisaient ceux qui attendait à Jérusalem la délivrance d’Israël. Zacharie, le père du Baptiste, chantait le salut qui arrachait Israël à la main de tous ses oppresseurs. La Vierge elle-même dans son Magnificat exaltait celui qui relevait Israël, son serviteur. L’espoir des disciples est donc plus que fondé et voilà qu’ils s’en vont déçus. En matière de relèvement on a vu mieux qu’un cadavre suspendu du supplicié. Un Messie décevant. Un Dieu décevant. Une histoire décevante.
Nous-mêmes, à combien de reprises n’avons-nous pas été confrontés à la déception devant les choix de Dieu ? Il serait beaucoup trop simple de dire que nos attentes étaient superficielles : les disciples sont déçus non seulement en ce qu’ils désiraient, eux, mais aussi en ce que Dieu leur promettait.
Et Dieu épouse leur marche qui les éloigne de Jérusalem. Il les écoute, les interroge. Il les laisse advenir jusqu’au terme de leur récit. « A vrai dire les femmes de notre groupe nous ont remplis de stupeur… ». Leur histoire ne s’arrête donc pas à Golgotha, à la mise au tombeau. Les femmes leurs annoncent la bonne nouvelle, mais elle est incroyable. Comme illisible à leurs yeux. Indéchiffrable.
Jésus leur impose alors une long leçon de l’Écriture. De l’Écriture et de son interprétation. Il montre, pas à pas, texte après texte que l’Écriture le concerne. Que ce qu’ils ont vécu s’éclaire par cette parole et que la parole de l’Écriture a pris chair en ce qu’ils ont vécu. En ce qu’il vivent. Leur déception se change en attente.
Devant toute crise que nous traversons : celle de notre Église, celle de nos vies, celle de nos sociétés, nous abondons en paroles. Nous avons des vues et des solutions. Nous avons des reproches – souvent fondées ; nous avons des projets de rafistolages – souvent inconsistants. Il faut parvenir au bout de souffle dans nos paroles pour entendre – enfin – la Parole venue d’ailleurs. Il nous faut entrer dans ce grand silence où l’Écriture s’impose à nous. Lentement. lourdement. Massivement. Pas à pas elle éclaire ce que nous sommes. Elle façonne ce que nous sommes. Elle nous ouvre notre intelligence et réchauffe notre cœur.
Mes amis, quelle place l’Écriture occupe-t-elle dans notre vie ? La lisons-nous ? La lisons-nous pour elle-même ? Ou tâchons-nous de nous emparer d’elle pour la plier à nos vues, pour illustrer ce que nous avons déjà décidé ? Dans nos choix, dans nos doutes, dans nos rêves, cette Parole résonne-t-elle ? Nous ouvre-t-elle une route ?
Mais ce n’est pas tout. L’ultime réponse et l’ultime remède à notre déception – le pain rompu et partagé. L’Eucharistie, Jésus donné, portant Jésus insaisissable. Il disparaît à leurs yeux. Mais il leur donne la force de revenir à Jérusalem. C’est là, où ils raconteront ce qui s’est passé sur la route que le Christ se rendra présent au milieu d’eux. À leur tour, ils racontaient ce qui s’était passé sur la route, et comment le Seigneur s’était fait reconnaître par eux à la fraction du pain. Comme ils en parlaient encore, lui-même fut présent au milieu d’eux, et leur dit : « La paix soit avec vous ! »
La déception se transforme en joie de la rencontre avec le Ressuscité là où la communauté de témoins le célèbre. Ensemble, ils ont tout quitté pour le suivre, Jésus. Ensemble ils ont appris à ses côté, ensemble ils ont marché avec lui sur les routes. Ensemble ils ont été ébranlés dans la Passion. Là où le pasteur a été frappé, les brebis se sont dispensés. De nouveau, ils se rassemblent. Car Jésus a pu rejoindre chacun d’eux. Un tel – dans la course vers le tombeau vide. Tel autre – sur la route d’Emmaüs. Telle autre – dans ce jardin du premier jour de la semaine. Les voilà ensemble.
La joie éclot là où la communauté vit. L’unité du Corps de l’Église : ceux qui sont touchés par le Ressuscité, ceux qui se reconnaissent, ceux qui se servent mutuellement, ceux qui vivent de cette expérience commune – là Israël est délivré, là, le Royaume advient.
Décevant et admirable. Dieu est décevant quand nous le ramenons à nous. Dieu est admirable quand il nous ramène à lui. Où le fait-il? Dans cette communauté qui proclame sa foi dans la résurrection.