Qui pense être saint ?
Que les âmes sensibles se bouchent les oreilles ou me pardonnent d’avance si je les choque. Mais une question impertinente me brûle les lèvres en cette fête de la Toussaint, et je voudrais vous la poser : qui parmi vous pense être saint ? Je ne vous demande évidemment pas de lever la main, mais simplement à de vous interroger chacun en son intérieur : « Et moi, suis-je saint ? » Là, je le sais, certains doivent se demandent déjà ce que je pouvais bien fumer en préparant cette homélie. Car la réponse paraît aussi évidente que la question est aberrante : « Bien sûr que non, je ne suis pas saint ! Et comment le serais-je, moi qui ne suis gratifié d’aucuns phénomènes mystiques : pas de stigmates, pas de bilocation, pas de lévitation, pas d’apparition ? Comment le serais-je, moi qui commets chaque jour mon lot de péchés ? Comment le serais-je, moi dont la vie chrétienne est si plan-plan, pour ne pas dire médiocre ? Non, je le sais bien, moi, que je ne suis pas saint ! »
Et voilà qui est fâcheux. Car, comme le rappelle Léon Bloy, « tout chrétien qui n’est pas un saint est un cochon ». Pour un chrétien, pour moi, l’alternative est donc simple : saint ou cochon. Pas d’autre vocation possible. Alors, même si dans le cochon tout est bon, ne vaut-il pas mieux viser la sainteté plutôt que la cochonnaille ? Et là, je le sais, le doute de certains quant à ce que je pouvais fumer en préparant cette homélie devient une certitude. « Bien sûr qu’il vaut mieux être saint. Mais croit-il vraiment que c’est facile, le frère ? Il faudrait peut-être qu’il descende de ses nuages. » Et pourtant, oui c’est facile d’être un saint. Rien n’est plus facile, même. Car pour être saint il faut et il suffit de laisser Dieu agir. De laisser Dieu déployer en nous les germes de sainteté qu’il a déjà répandues en notre cœur au jour de notre baptême. Ah bon, c’est facile d’être saint, s’interrogeront certains ? Mais si c’est si facile, d’où vient que concrètement nous ne sommes manifestement pas des saints ?
Cela vient avant tout de ce que nous confondons le fait d’être saint avec la perception que nous en avons. Nous n’avons pas les moyens de juger de notre sainteté. Elle est un secret connu de Dieu seul. Je peux donc me croire saint et ne pas l’être, tout comme je peux l’être et ne pas le savoir. Méfions-nous ici de cet orgueil qui nous pousse à vouloir nous estimer, pour la seule satisfaction que nous en tirons. Cette connaissance ne présente aucun intérêt. Soucions-nous de prendre les moyens de la sainteté, sans nous soucier pour autant d’un résultat qui n’appartient qu’à Dieu.
D’où une deuxième raison pour laquelle nous manquons d’être des saints. C’est que nous nous trompons sur la nature même de la sainteté. Quand nous pensons à elle, nous songeons tout de suite à tel ou tel saint illustre, plus admirable qu’imitable : s. Pierre et s. Paul, s. Dominique, s. Catherine de Sienne, s. Jean-Marie Vianney, Padre Pio, Mère Térésa, s. Jean-Paul II ou encore s. Romaric. Nous nous sentons alors bien petits devant de tels géants de la sainteté, qui ont emprunté un chemin exceptionnel de sainteté. Ils sont ainsi pour nous comme des grands frères qui nous stimulent et nous servent d’exemple, nous qui empruntons le chemin non plus exceptionnel mais ordinaire de la sainteté. Car la sainteté relève de l’ordinaire et non de l’exceptionnel. Elle ne consiste ni en des phénomènes éclatants ni à une pseudo-perfection d’image d’Epinal, ni même au fait de ne plus pécher. Bien au contraire, le grands saints se confessent tous les jours et les plus grands pécheurs ayant en eux tout ce qui fait les plus grands saints. Non, la sainteté ne tient à rien de tout cela. Elle tient tout simplement à l’amour. A l’amour avec lequel nous vivons l’ordinaire de notre vie et qui, pour le coup, rend cet ordinaire extraordinaire. Le saint n’est autre que celui qui aime, et qui aime sans mesure. Si la sainteté est affaire de perfection, c’est de perfection de l’amour. Un amour qui est à la portée de tous, car il ne vient pas de nous mais de Dieu.
D’où une troisième raison pour laquelle nous manquons d’être des saints. C’est que nous comptons sur nos seules forces pour le devenir. Nous pensons que ce sont nos petits bras musclés et nos vains efforts qui feront de nous des saints. Et nous oublions que c’est Dieu, et Dieu seul, qui nous sanctifie. Nous, il nous est seulement demandé de coopérer à l’action de Dieu en notre cœur, i.e. de nous laisser faire. Il ne s’agit pas pour autant d’être inactif, mais de prendre le temps de retrouver Dieu dans la prière et les sacrements, de le servir dans la charité envers mon prochain et que tâcher de grandir en vertu. Et cela ni par devoir ni par recette de cuisine, mais simplement par amour et pour l’amour de Dieu.
D’où l’ultime raison pour laquelle nous manquons d’être des saints. C’est que, en définitive, nous n’aspirons pas à la sainteté. Soit que nous ne cultivons pas d’autre perspective que celle d’un vulgaire petit bonheur bourgeois à raz de terre, auquel cas la sainteté ne nous intéresse pas. Soit que nous idéalisons la sainteté, auquel cas elle nous paraît inaccessible. Dans tous les cas, elle ne nous paraît pas pour nous car trop lointaine. Or la sainteté est tout près de nous. Elle est même déjà dans notre cœur. Depuis que, au jour de notre baptême, Dieu a fait sa demeure en nous et nous a, de ce fait, sanctifiés. La question qui se pose à nous n’est donc pas celle de devenir saints un jour, mais bien celle de l’être ici et maintenant. La sainteté c’est pour tout le monde et c’est tout de suite. La question est bien universelle et au présent : « Et moi, suis-je saint ? » Amen.