Des hommes d’éternité et de désir
Comme une réplique. Selon Matthieu, il y avait eu un tremblement de terre au matin de la Résurrection après celui ayant eu lieu au moment de la mort de Jésus, et les disciples, en ce jour où le Christ, devant eux, S’élève au ciel dans Sa gloire, en vivent comme une réplique : les voici de nouveau hors de la Ville, ayant été réunis dans un ultime repas et enseignement, voici leur Seigneur caché à leurs yeux après avoir été séparé, voici de nouveau leur perplexité, et deux hommes vêtus de blanc venant les éclairer, voici de nouveau une promesse de Le revoir et l’assurance de la rencontre et de la présence de Dieu, et un envoi pour L’annoncer. Les quelques difficultés d’ajustement des deux récits que nous avons entendus, celui donné par les Actes des Apôtres, et celle de l’Evangile de Luc, ne doivent pas nous dérouter ni nous arrêter, puisqu’aussi bien les spécialistes nous indiquent que les deux ouvrages n’en formaient sans doute qu’un seul à l’origine, que leur division n’induit que des variantes de composition, et nous suggèrent ainsi comme l’unité d’un épisode de la Résurrection à l’Ascension, au centre d’un grand ensemble allant de l’Annonciation à la fin des Actes. Comme le « cher Théophile » à qui les écrits et l’enseignement de Luc sont destinés, nous sommes donc invités à entrer plus avant dans le mystère de l’Incarnation et de la Rédemption en Jésus Christ, dans une patiente explication et une miséricordieuse répétition de la part du Seigneur. Car, comme à Emmaüs, comme lors des premières apparitions, il avait fallu du temps et des explications pour se convaincre de la réalité de la Résurrection et à recevoir la présence du Ressuscité, de même il faut donner à comprendre le sens de Son départ et à « digérer » Son absence visible. Il en va évidemment de même pour nous, également à la traîne dans notre besogneux effort de compréhension du mystère, collés au détail au risque de perdre l’intelligence de l’ensemble, et aussi les yeux fixés sur le ciel où rien n’est à voir pour détourner notre regard de la terre, de ses limites, de ses pesanteurs, de ses échecs et ses déconvenues. En réalité, dans les deux récits, riches en allusions pré-pascales et en références à l’identité du Messie ainsi qu’à la figure du Grand Prêtre, l’être et l’agir de Dieu sont comme résumés et éclairés, donnant corps et sens à notre propre être et agir de disciples du Christ.
Glorifié de la gloire qui Lui revient de toute éternité, c’est bien le Verbe éternel qui S’élève, mais de par Son Incarnation, c’est Sa chair ressuscitée qui est ainsi glorifiée, celle qui a vécu dans le monde, a souffert, est passée par la mort. C’est donc bien, le Dieu véritable révélé en Jésus Christ, vrai Dieu et vrai homme, c’est le nouveau-né dans l’humilité, le charpentier de Nazareth, le prédicateur du Royaume accomplissant les signes messianiques, le torturé et crucifié, déjà élevé sur la Croix qui Le glorifie, c’est Lui qui est glorifié aujourd’hui. Ce que donnaient à comprendre Hénoch le juste patriarche élevé auprès de Dieu, Moïse mort sans laisser de tombeau, Elie emporté sur le char de feu de la Gloire d’Israël, ce que le Seigneur avait laissé entrevoir de Sa glorification sur le mont Thabor, voici que tout cela s’accomplit en ce jour, où la puissance de la divinité en Lui est à l’œuvre pour exalter le Fils en Sa chair. C’est bien Lui, et Lui à qui revient donc de droit de siéger comme Juge et Seigneur à la droite de Son Père.
Mais voilà le drame : Il part ! Or, le jour ne cesse de baisser, et nous nous sentons si faibles et parfois même abandonnés ; et puis nous sommes bien avec Lui, qui pourvoit à tout jusqu’au repas sur le rivage, qui enseigne, rassure, réjouit. Précisément : pas plus qu’il n’y a de doute que c’est bien le Dieu de notre foi et de notre vie qui est exalté, il devient plus clair encore que notre Sauveur continue Son œuvre. Dans l’élan même de Son Incarnation, de Sa Résurrection et dans Sa sainte humanité, Il fait ce pour quoi Il est venu : nous ramener au Père en nous rouvrant le chemin. Il y a effectivement plus de motif de louer le Seigneur et de le manifester aujourd’hui. La glorification en ce jour ouvre la place à une foi plus vive. Elle nous fait entrer véritablement dans la merveilleuse et bienfaisante espérance, en nous montrant la voie qui nous est ouverte vers la place où nous sommes attendus. Elle offre tout pour aviver notre amour pour un tel Seigneur. Mais elle fait plus encore que la croissance de la vie théologale vertueuse. Elle ouvre au don plénier de Dieu Lui-même en Son Esprit, qui permet au Seigneur d’être présent autrement et non moins intensément : Lui-même en nous, dans Son Eglise et les sacrements qu’Il lui a confié de donner pour dispenser Sa grâce. Lui, le Souverain Prêtre qui a franchi le voile du Saint des saints dans le Temple véritable, ne cesse de nous bénir et de nous combler de Ses dons, tous rassemblés dans le plus grand d’entre eux : Lui-même. Le voilà présent plus que jamais, alors qu’Il nous appelle, en nous entraînant avec Lui, à franchir un degré dans notre disposition à la vie éternelle.
Une vie éternelle déjà commencée ! Notre chair aussi est élevée en ce jour, et voilà la Tête dans la gloire, nous qui sommes Son Corps. Nous vivons donc déjà du Ciel, et sommes appelés à le vivre vraiment. Le vêtement de lumière du Seigneur nous enveloppe, rayonnant de notre clarté baptismale, et nous aussi, nous pouvons monter. Mais pour nous, être et agir, dépendants, ne sont pas unis comme en Dieu. Vivants de la vie divine et enfants de la lumière, forts de l’Esprit vivifiant et sanctificateur, nous avons à agir dans le monde car voilà pourquoi nous sommes encore ici : tels que nous sommes et appelés à le vivre, c’est aussi nous, dans l’Esprit Saint, qui sommes la présence agissante de Dieu au milieu des hommes, chacun à ce que nous devons faire dans l’Eglise et le monde, selon ce mode divinement voulu et irremplaçable de la médiation humaine. Mais, assurés de tout cela : pourquoi attendre encore l’Esprit ? Et pourquoi la vie chrétienne ne « marche »-t-elle pas si facilement ? Au-delà du mystère du dessein divin, ce temps qui s’ouvre vers la Pentecôte nous donne aussi à le comprendre : pris entre vertige du ciel et mal de terre, savons-nous encore être hommes et femmes de désir, d’attente confiante, sans lesquels l’amour fou de Dieu, donné, ne peut être reçu comme tel ? Repus de biens matériels et de satisfactions jusqu’au dégoût de tout et de nous-même, fourbus de quêtes sans but et de fausses querelles, trop vite vaincus, demandons à désirer toujours davantage : Dieu, Sa gloire, Son Esprit, la joie sans pudeur ni mélange de Sa présence et, un jour, celle sans fin de Sa vision et de notre bonheur en Lui les uns pour les autres.