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Il nous aura manqué ! Durant les semaines d’un Carême et d’un temps pascal mémorables d’épreuve, d’attente et de cheminement au désert à l’invitation intime et collective du Seigneur Lui-même, la plupart d’entre nous ont beaucoup attendu, espéré et souffert : de ne pouvoir recevoir sacramentellement le Corps du Seigneur, de ne pouvoir le donner aussi. Nous aurons pu ainsi faire l’expérience du désir vrai, qui est le mouvement de l’amour, et nous interroger finalement, comme en un examen de conscience : qu’est-ce qui nous aura manqué (ou ne nous aura pas manqué, ou trop peu) ? Et sans doute arriverons-nous à des conclusions proches : ce qui a manqué, c’est la présence, le rassemblement, la célébration, trois points essentiels de l’intelligence du sacrement du Corps et du Sang du Christ dans lesquels nous pouvons découvrir et redécouvrir la réalité de l’Eucharistie.

Il y a divers modes de présence de Dieu, dont il importe de garder le sens et le goût, pour reconnaître que la communion eucharistique est d’abord grâce. Le Seigneur n’était certes absent ni de nos liturgies domestiques, ni de notre prière, ni de notre fréquentation peut-être plus assidue de Sa Parole, ni du souci et du soin pris les uns des autres. Mais, de manière unique, Dieu, dans ce sacrement de l’autel, a disposé le moyen d’être, non seulement vraiment, mais réellement présent à nous, et de l’être, derrière l’apparence et l’expérience inchangées du pain et du vin, comme Jésus Christ vrai Dieu et vrai homme et vivant. Indépendamment de nos impressions, de nos idées, le Seigneur Lui-même est là, et Sa présence d’Ami et de Maître est irremplaçable et ne sera surpassée que par le face-à-face éternel de béatitude dans lequel Il nous accueillera le moment venu. Tous les amis, tous les amoureux savent au plus profond que rien ne peut valoir la présence, même silencieuse, de l’aimé en personne. En Se montrant et Se donnant ainsi, Dieu, ne cessant d’être tout entier Dieu et l’étant sans aucune diminution ni division, continue aussi l’œuvre de Dieu, celle de la Révélation en Jésus Christ, celle de notre foi et de notre sanctification. Le Dieu vivant éternellement et présent réellement nous montre, par cette présence réelle et substantielle et par l’humble signe d’une nourriture si simple et banale, Sa vie d’amour, Sa nature même dont la toute-puissance se déploie dans la petitesse, et Son dessein de sagesse et de bonté, qui a exprimé en bien des figures Son amour de Père, Sa patience, Son projet de vie pour nous et Son désir de nous unir à Lui : voici une nourriture humble et patiente, un repas de joie partagé, un rendez-vous d’amitié, où Dieu dit finalement tout de Lui et de ce qu’Il a prévu éternellement pour nous. Voici en effet, le Dieu qui Se donne sans cesse dans le sacrifice et la célébration eucharistiques, comme Il S’est donné jusque sur la Croix au Père pour que le Père Le donne vivant et vivifiant au monde. Ce don, c’est le mouvement même de la Trinité dans Sa vie et à l’œuvre dans le monde et l’histoire. Et Dieu Se rend présent par le don de Lui-même à nous-mêmes, et choisit ce mode qui permet à notre nature, ce composé de corps et d’âme, une union réelle des plus intimes avec Lui (nous le consommons et l’assimilons éveillés dans la foi), et qui nous montre à quel degré Il veut venir en nous et nous avoir avec Lui. Car faisant ainsi, Il veut nous rendre présents à Lui et au Père dans l’Esprit Saint, et nous unir à Lui au plus près en nous transformant.

Cette union avec Lui, de manière tout aussi admirable, Il la dispose comme un signe et une source d’unité entre nous dans la charité. Voilà pourquoi il nous importe aussi de pouvoir être rassemblés physiquement pour la célébration eucharistique, et nos communions plus ou moins furtives, nos liturgies à la maison, souvent appuyées sur maintes propositions généreuses et talentueuses « en ligne », malgré leur ferveur et le souci de prier unis les uns aux autres, n’ont pu combler le besoin logique du signe, dans le rassemblement des fidèles, que nous faisons corps par et dans le Christ. S’il est profondément vrai que l’Eucharistie forme et nourrit l’Église, celle-ci doit aussi se donner à voir.

Et nos divers écrans, si sollicités, n’auront pas, malgré notre enthousiasme et notre ténacité, comblé notre faim de célébrer. Par-delà même les circonstances douloureuses et les épreuves, l’action de grâces et la louange sur nos lèvres et au cœur n’ont pas pleinement suppléé l’absence de célébration eucharistique, et nous ont fait découvrir que ce n’étaient pas d’abord les chants ou le déploiement liturgique qui nous manquaient. Le mémorial de la Cène et de la Passion du Seigneur, sacrifice d’action de grâces par excellence, se réalise certes dans toute célébration de messe, mais appelle sa liturgie propre fidèle à ce que prévoit l’Église ayant reçu le dépôt du sacrement et de la tradition eucharistiques. C’est que la foi y est engagée sur un de ses sommets, tant l’échange substantiel et la venue du Seigneur semblent peu évidents derrière de si modestes accidents. Sur un tel pic, comme devant la crèche, la Croix, ou encore en regardant la Vierge Marie, Dieu Se dit tout entier, comme en une intense et ardente récapitulation de tout Son mystère, au-delà des mots mêmes de la Révélation qui conduisent à ces expériences particulières de la foi. Cette dernière y est tout spécialement invitée à la confiance aimante, et à la charité croissante, qui font son centre et son âme. Voilà où se situe aussi le passage étroit et la pierre d’achoppement, celle qui fait tomber nombre des auditeurs de Jésus dans Son « discours du pain de vie » du quatrième Évangile. Ils ne sont pas sans foi, lorsqu’ils gardent en mémoire les bienfaits du Seigneur dispensateur de la manne au désert, et leur foi ne disparaît pas lorsqu’ils conservent le dépôt de la Loi qui, dans le Lévitique, interdit fermement la consommation du sang en tant qu’il est le siège et le symbole de la vie qui appartient au Seigneur seul. Mais lorsqu’au-delà de toute apparence, de toute pensée raisonnable et de la Loi elle-même, le Seigneur en personne Se présente en annonçant le don merveilleux de Lui-même, l’incompréhension se mêle à la répulsion pour s’en tenir à l’inadmissible.

Le défi n’est en réalité pas moindre pour nous. Car le sacrement du Corps et du Sang du Seigneur, lieu éminent de Sa présence dans Son don parfait, signe et source du rassemblement et de l’unité fraternels, centre de la célébration de l’action de grâces et de la louange dues à Dieu, est aussi un programme. La privation de ces dernières semaines et le retour tant attendu, après la traversée du désert, nous y invitent plus que jamais. Un programme de préparation plus soignée de nos cœurs à la célébration et à la communion eucharistiques. Un programme d’action pour une vie qui soit, plus encore, une action de grâces et une offrande à Dieu, et de Dieu au monde. Un programme de vie fraternelle ecclésiale : pourquoi, par exemple, ne pas porter désormais en intention de prière et en sollicitude tous ceux que leur isolement, le manque de prêtres, l’oppression ou leur situation personnelle tiennent éloignés de la communion sacramentelle ? comment ne pas prolonger les efforts de générosité et d’attention déployés pendant le confinement, qui n’a pas pu confiner la charité ? Un programme pour aujourd’hui, et un programme d’éternité : c’est elle qui se joue pour nous, et c’est elle qui est présente. Dieu nous l’ouvre et la fait descendre parmi nous pour nous introduire en elle.