Garde toi de ne rien dire à personne
Frères et sœurs,
Sainte Thérèse d’Avila, cette religieuse carmélite qui avait bien ses pieds sur terre et qui, pour le dire ainsi, était bien branchée sur la réalité humaine et du monde, donnait à une de ses sœurs qui pensait avoir été favorisé des apparitions de la sainte Vierge, le conseil bien avisé, pour l’aider à changer ses idées, de demander à la cuisinière de lui préparer un bon beefsteak avec des frites. Un peu dans la même lignée, l’on conseil aux séminaristes lors de leur cours de théologie morale pratique de dire aux femmes qui croient voir mystiquement la Sainte Vierge, de ne pas douter de cette grâce exceptionnelle, ajoutant : « Chère Madame, vous avez reçu une grâce bien particulière, remerciez-en le Seigneur, mais surtout, gardez-vous de ne rien dire à personne ». Il est bien possible qu’avec un tel conseil les apparitions disparaissent plus vite qu’elles ne sont arrivées.
Dans le cas de notre cher lépreux guéri, la situation est un peu différente. Il ne s’agit pas d’une vision ou d’une hallucination, le lépreux a été réellement guéri, la lèpre l’a quitté, les prêtres du temple peuvent le constater, il n’y a aucun doute. Mais pourquoi Jésus lui demande-t-il avec insistance, en le rudoyant (Mc 1,43) et juste au moment de sa guérison, de se taire ? Avec le psalmiste le pauvre lépreux priait avant sa guérison : « Je me taisais, et mes os se consumaient à rougir tout le jour » (Ps 32, 3). Comment est-ce possible de se taire maintenant après avoir été tant d’années condamné à crier haut et fort selon la loi : « Impur ! Impur ! Je suis impur ! ». Comment est-ce possible de se taire maintenant et de ne pas le crier haut et fort et partout : « Pur ! Pur ! Je suis pur ! », « Je me taisais », mais maintenant je m’exclame avec tout mon cœur : « Réjouissez-vous-en le Seigneur, exultez, les justes, jubilez, tous les cœurs droits » (Ps 32, 11) !
Que Jésus ne veuille que le bien du lépreux est évident et peut-être a-t-il même récité le psaume de joie avec lui. En voyant le lépreux et sa souffrance, Jésus a été « ému de compassion » (Mc 1, 41) et le fait qu’il l’ait guéri montre bien qu’il l’aima jusqu’au bout. Mais Jésus veut le pousser encore plus haut en sa dignité d’être enfant de Dieu. Le lépreux a retrouvé sa dignité extérieure, il n’est plus exclu à cause d’une maladie qui lui avait volé sa dignité. Mais, pour Jésus, la dignité extérieure retrouvée n’est pas encore l’excellence de la dignité dont l’homme est capable. Pour Thomas d’Aquin, la dignité signifie la bonté d’une réalité par elle-même, en raison d’elle-même, en opposition à l’utilité en vue d’autre chose. La dignité de l’être humain signifie que l’homme puise sa dignité du fait d’être enfant de Dieu, d’être créé à l’image de Dieu, d’avoir la possibilité de ressembler de plus en plus à son créateur et sauveur et se donner ainsi au Seigneur. Cette dignité ne sert à rien d’autre qu’être louange pour le Seigneur, cette dignité reçue du Seigneur ne devient pas ou ne devrait pas devenir la propriété privée pour ses propres intérêts qui ne font que déteindre la splendeur de la véritable dignité. Et c’est ici que le lépreux est tombé dans un petit piège. Par son enthousiasme, il a utilisé sa guérison et sa dignité extérieure retrouvée pour sa propre gloire : « Regardez-moi, maintenant je suis guéri, je sais bien que cela vous étonne » ! En vue d’une telle attitude l’écrivain Henri Murger dit très justement : « L’amour propre, n’est que de la dignité en plâtre ». Peut-être, par son comportement le guéri a même énervé ou scandalisé ceux qui étaient encore à la recherche d’une réponse à la question s’ils pouvaient suivre Jésus ou pas. Le manque de discrétion heurte parfois les cœurs bien disposés. Saint Paul nous avertis de ce danger : « Soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, et quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. Ne donnez scandale ni aux Juifs, ni aux Grecs, ni à l’Église de Dieu, (…) Je m’efforce de plaire en tout à tous, ne recherchant pas mon propre intérêt, mais celui du plus grand nombre, afin qu’ils soient sauvés ». (1 Co 10, 31–11). Même la mission, et la conversion qui en résulte, se fait par la discrétion et le silence qui ne cherche pas son propre intérêt, mais la gloire de Dieu, et cela non par le bruit et les exclamations farfelues, mais par l’intimité du cœur à cœur. Il parait que Jésus lui-même avait pratiqué cette discrète méthode missionnaire : « Il se tenait dehors, dans des lieux déserts ; et l’on venait à lui de toutes parts » (Mc 1, 45). En ce sens et dans cette perspective saint Paul nous invite à l’imiter : « Montrez-vous mes imitateurs, comme je le suis moi-même du Christ » (1 Co 11, 1). De plus, Jésus lui-même a montré en quoi consiste l’excellence de la dignité humaine et de la mission qui ne cherche pas sa propre gloire, cette dignité qu’est la louange de la bonté même de l’homme et qui ne veut rien pour soi : La plus haute dignité dont l’homme est capable se manifeste dans l’exclamation du Christ : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » (Jn 15, 13). L’homme révèle sa plus haute dignité au moment du don total au Seigneur, même si ce don est invisible aux yeux du monde. Peut-il avoir un meilleur moyen pour convertir ceux qui ne connaissent pas encore l’amour du Christ ?
Frères et sœurs, Charles Péguy disait : « La seule force, la seule valeur, la seule dignité de tout, c’est d’être aimé ». L’amour du Christ pour nous est le commencement et le fondement de notre dignité et ensuite de notre mission. Nous pouvons l’accroître encore en devenant tous, chacun à sa manière, un autre Christ.