Les coups de la Charité
Il y a comme un préambule à toutes ces paroles que Dieu adressa à Moïse sur la montagne, préambule qui par ailleurs sera repris régulièrement car il donne sens à tout le reste, il est au fondement même de toute la Loi, au cœur de la Révélation : Je suis le Seigneur ton Dieu qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude. Dieu se fait connaître à son peuple comme un Dieu venu le libérer. Il ouvre un chemin de vie et de liberté, toute l’Écriture le dit et le répète.
Mais ce Dieu libérateur n’est pas resté extérieur et loin, il a voulu aussi habiter au milieu de son peuple. D’abord sous le signe de la Tente de la rencontre, pérégrinante dans le désert, et, plus tard, celui du Temple de Jérusalem que Salomon fit édifier en dur. Ce symbole fort dira toujours la proximité et la présence du Dieu Vivant. dans la vie des croyants. Les prophètes ne cesseront pourtant d’en appeler, de la présence ainsi localisée et signifiée, au mystère d’un Dieu qu’aucun espace ne saurait contenir. Car Dieu ne se laisse enfermer ni dans aucun lieu ni dans un Temple, ni dans un rituel mais il exige le respect de l’Alliance, la purification intérieure et la conversion des cœurs :
C’est l’amour que je veux et non les sacrifices, proclamera le prophète Osée. Et quand on fera n’importe quoi dans la Maison de Dieu, Jérémie s’écriera : la prenez-vous pour une caverne de brigands cette maison dans laquelle le Nom de Dieu a été prononcé ?
Jésus s’inscrit bien dans la lignée des grands prophètes. Dès le début de son évangile, juste après les noces de Cana, saint Jean nous rapporte une scène étonnante mais qui peut éclairer par avance l’ensemble de la vie publique de Jésus : la montée vers Jérusalem, la préparation de la Pâque, cette fête annuelle qui commémore la libération du peuple de la servitude d’Égypte. Et Jésus est entré dans le Temple, un Temple devenu encombré de marchands de bœufs, de brebis, de colombes, et autres trafiquants.
Devant un tel bazar, Jésus, oui Jésus lui-même se met à les fouetter, les chasser et à renverser les tables ! Une scène à peine croyable ! Cette attitude, pour le moins violente, mais bien évangélique puisqu’il s’agit de Jésus, ne manque pas d’interroger. Nous sommes poussés à changer notre regard sur Jésus.
Jésus chasse les marchands comme il chassera les démons, et s’arme d’un fouet comme pour passer de la parole à l’acte. Il libère la maison de Dieu de tout ce qui lui est opposé. Il n’y a pas lieu d’établir une opposition entre l’amour et la violence dont fait preuve Jésus. L’amour de charité est une œuvre, un travail, une lutte contre le mensonge, l’égoïsme, les compromissions, et contre toutes les forces du mal qui sont souvent coriaces. Jésus aime autant en fouettant les marchands du Temple qu’en accueillant les petits enfants. Saint Augustin va jusqu’à dire : ‘L’amour sévit, il vaut mieux recevoir les coups de la charité que l’aumône de l’orgueil’. En ce sens, Jésus n’est pas venu apporter la paix mais le glaive.
Une phrase de psaume revient alors à la mémoire des disciples, la plainte de quelqu’un persécuté à cause de sa foi : le zèle de ta maison m’a dévoré. L’évangéliste la reprend au futur, manière d’annoncer la passion de Jésus, qui commence déjà d’ailleurs : l’amour de ta maison fera mon tourment, littéralement : me dévorera. C’est bien ce qui arrivera à Jésus.
Les juifs ne comprennent pas la portée non seulement prophétique mais messianique du geste de Jésus. Ils ne comprennent pas ce que coûtera à Jésus cette grande œuvre de libération, de purification. En Jésus présent dans le Temple, quelque chose de neuf s’inaugure. On lui demande un signe. Il n’en sera donné d’autres que le signe du Temple détruit et relevé, c’est-à-dire de la mort-résurrection. Le signe et la réalité coïncide en Jésus. Il est le libérateur, notre Sauveur, il est le Temple nouveau, la présence définitive de Dieu. Son corps est celui de la Parole faite chair. Ce qu’il avance ici sera retourné contre lui et sera le motif de sa condamnation : Toi qui détruis le Temple et en trois jours le rebâtis, sauve-toi toi-même.
En Jésus-Christ mort et ressuscité le Temple de pierre est devenu caduc, le signe est accompli. Il n’est plus désormais d’autre lieu saint que le Corps ressuscité de Jésus-Christ, Temple vivant, communauté des croyants dont nous sommes les membres. Ne savez-vous pas que vous êtes un Temple de Dieu ? dira l’apôtre Paul. Le Temple de Dieu est sacré, et ce Temple, c’est vous.
Les conséquences en sont claires. Cette vision évangélique du Corps-Temple bannit l’amour vénal, le mensonge, la fornication, le mépris… On ne peut être disciple sans adhérer pleinement à l’Évangile, au Christ, sans parfois frapper fort pour nous purifier et avancer résolument sur un chemin de conversion. Amen.