Péché et prédation
Des pharisiens interrogent Jésus qui est en train d’enseigner, comme d’habitude, ils veulent le mettre à l’épreuve : est–il permis à un mari de renvoyer sa femme. Jésus ne répond ni oui ni non, ni permis ni défendu. A partir de leur question, il les renvoie au projet de Dieu sur l’humanité, ces premières pages de notre Bible que les pharisiens connaissent bien. Car ce sont des textes sur lesquels il faut revenir sans cesse, lire et relire, écouter, méditer, ruminer, parce qu’ils sont fondamentaux, originels, c’est-à-dire qu’ils nous parlent de notre origine, du fondement même de ce que nous sommes, de notre humanité incarnée, sexuée.
Au commencement, Dieu avait dit : Il n’est pas bon que l’homme soit seul, je vais lui faire une aide qui lui soit assortie, qui puisse se tenir en vis-à-vis, qu’ils puissent entrer en relation l’un avec l’autre. Et Dieu créa l’homme à son image, homme et femme il les créa. Il ne s’agit pas là d’un début chronologique mais plutôt de ce qui commande la suite, ce dont tout découle. L’humanité n’est et ne sera complète que dans cette dualité bien vécue.
Jésus emmène ses interlocuteurs au niveau du mystère, du mystère de notre humanité créée homme et femme à l’image et à la ressemblance de Dieu, mystère de Dieu lui-même. D’ailleurs, l’Adam des origines, humain encore indifférencié, est plongé dans un profond sommeil lorsque le Créateur prélève une de ses côtes pour façonner la femme. Il ne connaîtra pas l’origine de sa femme, l’autre gardera toujours une part de mystère qu’il faudra accepter et apprendre à respecter.
Au-delà de la Loi de Moïse et des règles, Jésus nous invite donc à regarder, du côté de la source. Dans l’évangile d’aujourd’hui, il en appelle à l’intention originelle du créateur : faire de l’union de l’homme et de la femme la base solide sur laquelle l’humanité doit s’édifier. Créés littéralement mâle et femelle, dans la dualité et la complémentarité, l’homme et la femme sont à l’image de Dieu. Là réside la grandeur de leur union. Ils sont faits l’un pour l’autre, pour être ‘Un’ comme le Seigneur est ‘Un’. C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme et tous deux ne feront plus qu’un. Et Dieu vit que cela était bon. Et ce que Dieu a uni que personne ne le sépare.
Cette unité primordiale fondée sur le dessein de Dieu est fragile, menacée, la suite de la Genèse le dit explicitement. Dès qu’il y a deux personnes réunies, l’homme et la femme, soit Adam et Eve, deux frères, Caïn et Abel, bref dès qu’on est deux, le serpent n’est jamais loin, animal rusé tapi dans les recoins des maisons, des couvents et des cœurs. Il va tenter de s’opposer au projet de Dieu, de pervertir les relations, nous faire croire que nous sommes libres d’agir selon nos désirs, nos appétits, nos pulsions, et qu’après tout, occasionnellement, ce n’est pas si grave que ça, pas du tout même, dit le tentateur à Eve dans le jardin !
Le diable dans sa ruse maléfique peut arriver à transformer des hommes, des femmes, en redoutables prédateurs, en bêtes sauvages prêtes à tout dévorer disent les Psaumes. Les dégâts peuvent être considérables, dramatiques, d’autant plus quand il s’agit d’hommes, de femmes d’Eglise sensés annoncer par la parole et par l’exemple la Bonne Nouvelle de l’Evangile. Il n’y a pire trahison. Membres du Corps du Christ, nous sommes tous concernés, nous ne pouvons rester indifférents quand la convoitise et la soif de pouvoir en viennent à abuser de la confiance et détruire le cœur et le corps des enfants et des jeunes, des personnes fragiles et vulnérables.
Dans son débat avec les pharisiens, Jésus ne se laisse pas prendre au jeu des casuistes et des légistes. La question n’est plus maintenant de savoir comment pour l’homme se séparer de sa femme ou pour la femme se séparer de son mari, mais plus largement comment bien vivre ensemble, comment édifier et réunifier notre humanité que nous abimons par nos péchés ? Comment arriver à vivre ensemble dans le respect mutuel, c’est la chasteté, dans la charité, la fraternité ?
Au lieu de règles à appliquer, Jésus répond par le Royaume de Dieu, accueillir le Royaume de Dieu à la manière d’un enfant. Le but c’est le Royaume. Nous découvrons qu’un mystère nous habite, qu’il y a déjà en chacun de nous quelque chose de plus grand que nous, qui ne demande qu’à grandir encore : Dieu n’a pas achevé sa création. Il a donné à notre humanité sexuée la possibilité de s’achever, de s’accomplir dans la rencontre aimante avec l’autre. Il nous donne ainsi de participer ici et maintenant à son œuvre créatrice.
Pour nous hisser au niveau de ce mystère, il nous faut accueillir ce don, devenir comme des enfants ouverts à la grâce de Dieu. Ce n’est que par grâce de Dieu que l’on peut entrer dans le mystère de l’amour et de ses exigences. Livrés à nos seules forces, ce que Jésus appelle l’endurcissement de notre cœur nous ne pouvons pas répondre à l’intention du Créateur. Il nous faut écouter comme un enfant, les yeux et les oreilles grand ouverts, ce que Dieu nous dit, au commencement : Tu peux manger des fruits de tous les arbres du jardin, mais de celui-là tu ne mangeras pas, c’est une question de vie ou de mort.
Ces paroles sont d’une actualité criante, elles nous rappellent que tout ne nous appartient pas, que nous ne devons pas tout dévorer, mais au contraire accueillir à la manière d’un enfant ce que le Seigneur nous offre : son amour, sa vie, son Royaume.
Amen.