Saucisse-Purée et sainteté
Aujourd’hui, au couvent, c’est saucisses-purée
Après avoir célébré la messe ensemble, voici le moment du déjeuner, et voilà qu’arrive sur chaque table, un plat de saucisses fumantes et de grasse purée. Comme d’habitude, il y a le compte juste, pour les saucisses. Exactement ce qui était prévu. Comme d’habitude, le compte n’est pas tout à fait aussi juste du côté du compte des frères. Il y a le frère qui a oublié de s’inscrire, celui qui s’était désinscrit mais finalement a changé d’avis, et celui qui a un invité de dernière minute, bref, on manque de saucisses !
Devant ce fait dramatique, deux réactions possibles : Le frère Isidore, profès solennel éprouvé par près de 40 années de fidélité à la table conventuelle, a déjà repéré que chaque frère aura droit à 0,637 saucisses et une cuillérée et demi de purée pour que tout le monde ait la part qui lui revient.
Mais la Providence fait que le plat arrive d’abord devant un frère novice, qui n’est pas encore familier de ce genre de calcul, et sa réaction est toute autre. Il se sert généreusement, sans calcul, sans penser à mal, et prend tout ce dont qu’il a envie, deux saucisses, et la moitié de la purée, devant le regard médusé du frère Isidore.
Si la politesse et la bienséance donnent raison au père Isidore dans cette affaire, dans l’ordre de la grâce, c’est le novice qui a tout juste. Dans l’ordre de la grâce, celui qui compte, celui qui calcule, ressemble à Josué qui se scandalise parce que l’Esprit s’en va reposer sur d’autres que les 70 que Moise avait prévu. Il ressemble à Jean qui se scandalisent que l’Esprit du Christ chasse des démons à travers d’autres mains que les siennes.
Et la leçon du jour, la voici : la grâce de Dieu n’est pas un plat de saucisses. Elle ne se laisse pas mesurer cuillère après cuillère. Par nature, elle déborde, rien ne peut la contenir. Elle tire sa fécondité de la fécondité même de Dieu. Après avoir rendu 70 hommes prophètes, l’Esprit Saint n’a qu’un autre but, en trouver 70 autres, puis encore 140, et puis 4000 d’un coup, exauçant rapidement cette prière de Moise :
Ah ! Si le Seigneur pouvait faire de tout son peuple un peuple de prophètes !
Si le Seigneur pouvait mettre son esprit sur eux tous !
Aujourd’hui s’accomplit ce passage de l’Écriture que vous venez d’entendre. Aujourd’hui, dans cette église, se trouve un peuple de prophètes, ou chacun, a reçu l’Esprit de Dieu. Le jour de votre baptême, L’esprit n’a pas calculé. Il ne s’est pas réservé pour qu’il en ait assez pour tout le monde. Il a fait de tout son peuple, de chacun d’entre nous des prophètes, des prêtres, et des rois. La mesure de l’amour, c’est d’aimer sans mesure, dit saint Bernard. Celui qui en nos cœurs répand l’amour du Père se donne, complétement, il nous remplit de sa présence . Il nous élève. Il fait grandir en nous la ressemblance du Christ, pour nous aimer de l’amour même dont il aime le Christ. Depuis que le soldat a percé le côté de Jésus, sur la croix, la fécondité de cet Esprit d’amour est sans mesure. Il donne la vie, la restaure, la guérit… et Il n’y a que le démon pour nous suggérer cette idée absurde que Dieu ferait des comptes, qu’il n’aurait pas toujours assez de grâce, pas toujours assez d’amour, pas assez de Miséricorde pour continuer à nous aimer, à nous visiter, à nous pardonner ces mêmes péchés, que nous étions si décidés à ne plus commettre.
Et le pire c’est que nous écoutons cette petite voix, dès que nous repoussons une confession, dès que nous restons loin de Dieu, sans oser s’approcher, en pensant qu’Il ne peut plus rien pour nous, en pensant qu’Il s’est peut être réservé pour d’autres. Je ne vais pas le déranger, il n’a pas de temps pour moi… Et je me retrouve penaud, tout seul devant mon plat vide, pendant que le novice à côté se gave de saucisses et de purée.
Encore une fois, dans cette affaire, c’est le novice qui a raison. La grâce de Dieu se donne pour que nous la saisissions, à pleine main. Pour la bien saisir, il faut d’abord se dessaisir de tout ce que l’on tient, de tout ce qui nous empêche de recevoir ce don que Dieu nous fait de sa vie. Ces tracas, ces richesses, ces possessions, qui nous encombrent.
« Pleurez, riches, lamentez-vous sur les malheurs qui vous attendent. Vos richesses sont pourries, vos vêtements sont mangés des mites, votre or et votre argent sont rouillés. Cette rouille sera un témoignage contre vous, elle dévorera votre chair comme un feu ».
L’avertissement est clair. Ce que Dieu veut nous donner dépasse infiniment les richesses de ce siècle, celles que l’on entasse, que l’on compte, et qui pourrissent dans nos mains, nous empêchant de saisir cette main que Dieu nous tend. Il faut s’en défaire, vite : se défaire de tout ce qui nous empêche de nous élever vers Dieu, de recevoir sa vie, de progresser dans la ressemblance de Jésus.
Il faut couper net, aujourd’hui, avec tout ce qui nous empêche de devenir des saints. Ne pas négocier, ne pas transiger. Si ton œil est pour toi une occasion de chute, arrache-le.
Mieux vaut pour toi entrer borgne dans le royaume de Dieu que de t’en aller dans la géhenne avec tes deux yeux. Frères et sœurs, si vous le voulez bien, je vous propose de garder vos deux yeux bien ouverts encore un petit moment, car dans quelques minutes le Seigneur va mettre devant nos yeux une image excellente, qui nous fera comprendre bien mieux que je ne l’ai fait jusque-là, combien sa grâce, son amour, sa sainteté, échappent à nos calculs. Soyez attentif, peut-être plus que d’habitude, à un rite discret, pendant lequel nous chantons : « agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde prends pitié de nous ». Soyons attentifs à la fraction du pain.
Après la consécration, le Christ est présent, en substance, dans chaque hostie, et à mesure que l’hostie est fractionnée, partagée entre tous, cette présence n’est pas divisée. Cette nourriture divine ne nourrit pas moins à mesure qu’on la partage, et chaque personne qui reçoit un morceau de la sainte hostie, un grand, ou un petit, reçoit tout le corps du Christ. Vous avez oublié de vous inscrire ? Vous avez un invité en plus ? Pas d’inquiétude. Le Christ se donne pour tous. Il se partage sans se diviser, sans se diminuer, et le don qu’il fait de lui-même est toujours total, pour chacun d’entre nous. C’est le don même de sa vie, sur la croix. C’est la possibilité unique de boire à la source même de son côté ouvert.
Il ne demande qu’une chose pour participer à ce festin : un cœur qui accepte d’être saisi par son amour, traversé par sa grâce, uni entièrement à lui. Il nous demande de laisser là devant l’autel, les richesses qui nous encombrent, les conflits qui nous divisent, tout ce qui est pour nous occasion de chute. Il nous demande de renoncer à tous les obstacles qui demeurent entre nous et lui. Il nous demande d’avoir faim, encore plus faim que le novice ou que le frère Isidore. Avoir faim de sa présence en nous, pour nous unir à lui totalement, sans calcul, sans jalousie, et pour former ensemble, avec nos frères qui communient avec nous, la réalité même que nous recevons : le corps du Christ. Amen.