Soyons toujours dans la joie
« Frères et sœurs, soyez toujours dans la joie, je le redis, soyez dans la joie » (Phil 4, 4). Oui, cher saint Paul, tu as certainement raison, mais comment faire pour être toujours et du plus profond de mon cœur dans la joie, même s’il pleut, même si la souffrance montre son visage terrifiant et frappe à la porte de mon existence – cette souffrance que je suis obligé de laisser entrer, malgré moi, dans ma vie. « Que devons-nous faire ? » (Lc 3, 10) pour être toujours, c’est-à-dire tous les moments de notre vie, sans exception, dans la joie ? Que devons-nous faire ? Saint Jean le Baptiste dans l’Évangile d’aujourd’hui donne une première piste. Si tu veux être heureux, fais déjà bien ce que tu as à faire : Si tu es boulanger que tu fasses de bonnes baguettes, si tu es pâtissier que tu fasses de bons Saint-Honoré, si tu es cuisinier que tu fasses un bon magret canard avec des frites. Saint Jean le Baptiste répond correctement à la question. Mais le problème est que la question n’était pas bien posée.
Il ne fallait pas demander ce qu’on devrait faire, mais plutôt ce qu’on devrait être ? La paresse chez saint Thomas d’Aquin ne signifie justement pas le fait, que je n’ai pas fait ce que je devrais faire, mais que je ne suis pas, ce que je devrais être. Et Maître Eckhart y ajoute plus tard : « Les gens ne devraient pas tant réfléchir à ce qu’ils ont à faire ; ils devraient plutôt songer à ce qu’ils pourraient être » (Traités et sermons, Paris 1993, p. 81). Alors être dans la joie veut donc dire que la joie n’est pas le résultat d’une activité extérieure. Mais la question reste : « Que devons-nous faire alors » ? C’est le bienheureux Aristote qui peut nous guider dans nos premiers pas de notre recherche. D’abord, dit-il, si l’on veut être toujours dans la joie, « il ne faut pas suivre ceux qui conseillent de ‘penser humainement’, puisqu’on est homme et de ‘penser mortellement’, puisqu’on est mortel ; il faut au contraire, dans toute la mesure du possible, se comporter en immortel et tout faire pour vivre de la vie supérieure qui possède ce qu’il y a de plus élevé en soi, car, bien que peu imposante, cette chose l’emporte de beaucoup en puissance et en valeur sur toutes les autres » Autrement dit, et c’est encore Aristote qui le dit, la joie est un état à la fois humain et surhumain : « Ce n’est pas en effet en sa qualité d’homme que quelqu’un peut vivre ainsi, mais comme détenteur d’un élément divin qui réside en lui » (EN, X, 7, 1177b). Quelle magnifique assurance nous donne alors Aristote : pour vivre la joie, pour être dans la joie et être capable de ne s’inquiéter de rien, l’homme ne doit pas compter sur ses seules propres forces, l’homme seul n’y arrivera jamais. Pour l’homme seul, c’est impossible, mais ce qui est impossible à l’homme, c’est possible à Dieu. Par nature alors, vivre la joie est absolument possible, comme une sorte d’inclination naturelle. Nous devrons juste la faire briller en notre cœur. Le monde ne pourrait jamais nous donner cette joie divine et mystérieuse, le monde ne pourrait jamais nous en priver non plus, même s’il essaye tout et de maintes manières pour nous la voler. Et même la souffrance n’emportera pas sur elle. Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus le confirme : « La joie intérieure réside au plus intime de l’âme ; on peut aussi bien la posséder dans une obscure prison que dans un palais ».
Nous avons la joie, parce que nous découvrons ou nous redécouvrons la présence divine dans notre âme. Et plus cette présence est grande, plus notre joie surabonde ! Dans le livre de Néhémie 8, 10 nous pouvons lire : « La joie du Seigneur est notre forteresse ». Voilà pourquoi nous n’avons aucune raison d’être inquiet. Mais en quoi consiste en fin de compte cette joie du Seigneur ? C’est la joie de notre existence, la joie de nous avoir créée, la joie qui ne veut pas la mort du pêcheur. Même un Jean-Paul Sartre a dû le reconnaître quand il dit : « C’est là le fond de la joie d’amour, lorsqu’elle existe : nous sentir justifiés d’exister » (L’être et le Néant). Et le Seigneur veut que nous existions, que nous existions toujours plus dans son amour et que grandisse proportionnellement à notre existence dans la sainteté notre joie. Peu importe si nous sommes encore pêcheurs ou faibles ou loin d’être parfaits, « la joie du Seigneur est notre forteresse », nous participons dès à présent à la joie du Seigneur, parce qu’il est le fondement de notre existence. Sur le fondement de la joie du Seigneur nous sommes capables d’affirmer avec une fierté joyeuse : Merci Seigneur d’avoir eu cette excellente et magnifique idée de m’avoir créé, merci pour la joie d’exister en toi pour toujours et pour l’éternité. Maintenant, Seigneur, ma joie est déjà grande, mais je te demande juste encore une chose, que cette joie devienne encore plus grande jusqu’au moment où enfin je serai face à face devant toi, à la crèche ici, et plus tard au banquet céleste et que je sois joie tout entière jusqu’au bout des angles.
Frères et sœurs, oui, que notre joie grandisse encore, que notre joie fasse éclater au monde entier la joie du Seigneur, cette joie que le monde ne comprend pas, mais à laquelle l’humanité entière est appelée. La vocation de l’homme est la joie dans le Seigneur. Le philosophie Fréderic Nietzsche l’exprime à sa manière : « La mère de la débauche n’est pas la joie, mais l’absence de joie » (Menschliches, Allzumenschliches, t. 2, « Sprüche », 77, Leipzig 1886). Que devons-nous faire alors ? « Réjouissons-nous dans le Seigneur ». Soyons toujours dans la joie et ne nous inquiétons de rien. Soyons-nous la joie du Seigneur.