Des efforts de Carême
L’aumône (ou le partage), la prière et le jeûne, c’est reparti ! 3 lois, 3 défis. 3 préceptes qui pourraient ressembler à 3 contraintes. Enfin, 3 résolutions de 40 jours qui pour beaucoup finiront par un « Mon Père, j’ai péché parce que je n’ai pas tenu mes résolutions de carême. »… Pourquoi donc ces 3 exercices nous sont-ils à ce point laborieux à pratiquer ? Parce qu’ils exigent des efforts ? Non ! D’efforts, on en est capable quand on est intéressé et motivé. En fait, les exercices de carêmes nous sont spontanément rédhibitoires : penser plus souvent aux autres, refreiner ses appétits et prendre du temps pour prier. Si ces trois attitudes nous étaient familières, on ne ferait pas autant de battage autour du carême. Et puis la petite musique de carême s’accompagne de ce petit refrain un brin culpabilisant : « on n’en fait jamais assez. »… Plus fondamentalement ces trois points d’effort nous titillent parce qu’ils nous remettent en cause, et c’est bien ! Ils bousculent nos perspectives étriquées du bonheur. Bonheurs tout petit qu’on n’a pas l’intention de partager avec tout le monde d’ailleurs. Petits bonheurs qui prêteraient à rire s’ils n’étaient pas néfastes, s’ils n’étaient pas un obstacle sérieux pour le progrès de l’âme.
Et si on considérait les 3 observances de carême comme 3 remèdes efficaces contre 3 faux bonheurs ? 3 faux bonheurs qui sont aussi 3 refus. 3 remèdes qui sont aussi 3 événements.
Je veux être un peu long, m’écouter sera votre premier effort de carême.
Le premier faux bonheur montre le bonheur comme l’augmentation du pouvoir d’achat. Je caricature, à peine. Tous nous sommes imprégnés, à des degrés diverses, de l’idée qu’il serait bénéfique d’acquérir plus, encore et encore ; que l’augmentation des richesses est un signe évident de progrès humain. Etre plus riche, c’est être plus fort ; et forts, tous devons l’être…Il y a ici un refus de notre vulnérabilité, de notre faiblesse, de notre précarité. Pour contrer ce piège, l’aumône, ou le partage, nous remet en perspective que les personnes vulnérables, qui ont moins ou qui n’ont pas, sont à prendre en considération : elles ont du prix – j’insiste – du prix à nos yeux. Mais l’aumône ne se réduit pas à partager, l’aumône plus radicalement nous recentre dans notre existence d’être de relation, de relation avec autrui. Puisque nous sommes à l’image de Dieu, ressemblons au Père qui est dans une relation totale, constante et parfaite avec le Fils, tous deux dans une commune relation avec l’Esprit. Dans ce temps de carême, Dieu se révèlera un Dieu d’Alliance. Au travers de gestes d’aumône ou de partage, même modestes, dans l’attention portée à son frère, nous établirons des relations, des alliances.
Le deuxième piège est de croire au bonheur comme l’absence de souffrance, de peine ; le bonheur glouton s’identifie à un appétit insatiable. On en fait une recherche du plaisir qui se veut immédiat. En conséquence, tout ce qui est subi comme contrariété ou déplaisant est une injustice criante, tout ce qui doit être attendu ou différé est inacceptable, insupportable. Tout m’est dû. Il y a ici un refus du manque : on ne veut pas manquer. Contre cette tentation : le jeûne (et il y a mille et une façons de jeûner, mille et une occasions de contrôler ses envies). Le jeûne nous fait redécouvrir que la privation volontaire, le manque assumé, loin de nous frustrer, nous décentre agréablement de nos intérêts personnels, de nos appétits immédiats, de mon petit moi. Puisque nous sommes à l’image de Dieu, ressemblons au Fils qui n’a jamais rien revendiqué : pas même sa vie qu’Il a livrée pour nous. Il a tout donné. Ainsi dans ce temps de carême, dans le jeûne, Dieu se révèlera un Dieu qui donne et non qui prend, un Dieu qui donne entièrement, gratuitement, de façon totalement désintéressée. Redécouvrons que Dieu seul nous comble. Et la souffrance, le manque deviendront féconds.
Le troisième faux bonheur vise à se réaliser soi-même, par soi-même, pour soi-même. On se perçoit comme le centre du monde. Pouvoir compter sur ses propres forces : le rêve ! Avec une angoisse persistante : la peur de l’échec. Le refus qui se cache derrière est le refus de la dépendance. Or la prière vient faire éclater cet isolement, notre semblant d’assurance. Puisque nous sommes à l’image de Dieu, ressemblons à l’Esprit qui sonde les abîmes de la divinité, qui connaît la volonté de Dieu. Ainsi dans ce temps de carême, la prière révèlera le Dieu de la rencontre, un Dieu qui vient à la rencontre de sa créature pour la rassurer, pour lui faire connaître sa volonté de salut.
Chers frères et sœurs, faut-il absolument masquer nos vulnérabilités, tout faire pour éviter le manque, l’échec et l’épreuve ? Le Christ justement aujourd’hui nous dit à sa façon que le souci des autres, la maîtrise de ses envies et le recentrage sur Dieu nous humanise, nous sanctifie. Loin de nous faire perdre du temps ou de nous frustrer, ces 3 observances nous équilibrent, nous harmonisent, nous bonifient. Et donc nous rendent heureux. Sans léser personne.
Mais, il y a un ‘mais’, un ‘mais’ énorme que seul l’évangile peut contenir. Ces 3 beaux efforts, ces 3 intelligents exercices de carême, ces 3 points efficaces de conversion ne valent rien absolument rien s’ils contribuent à la recherche de soi, à se mettre en avant. Vous avez entendu avec quelle insistance Jésus revient sur l’exigence du secret ou de la discrétion. Au point que celui qui pratique l’aumône ne le montre pas, au point que celui qui jeûne ne le montre pas, au point que celui qui prie ne le montre pas. Mais alors comment savoir qui partage, qui jeûne, qui prie ? Et bien nous y voilà, on ne fait pas de différence entre celui qui jeûne et celui qui ne jeûne pas, entre celui qui prie et qui ne prie pas, etc. Ainsi personne ne le sait, comme ça personne ne juge personne.
Et si ne juger personne était l’objectif véritable du carême ? En tout cas la conversion véritable, ça doit y ressembler ! Allez, nous avons 40 jours pour y travailler ! Amen