La femme adultère

par 17 Mar 20132013, Carême, Homélies

Sœurs et frères, vous souvenez-vous sans doute de « La Besace » de La Fontaine ? Le Fabuliste raconte que Jupiter convoqua les animaux pour que chacun dise ce qui, dans son apparence, lui déplaisait de sorte qu’il puisse y remédier. Chacun se présente et se dépeint sous un jour admirable, mais trouve à en redire du voisin. Le singe s’estime parfait mais soutient que l’ours est mal ébauché ; l’ours se dit merveilleux, mais juge trop longues les oreilles de l’éléphant. Ce dernier à son tour se félicite quant à sa prestance mais estime trop énorme la baleine. Le sage La Fontaine conclut :

« Nous nous pardonnons tout, et rien aux autres hommes : 
On se voit d’un autre œil qu’on ne voit son prochain
Le Fabricateur souverain
Nous créa Besaciers (…) 
Il fit pour nos défauts la poche de derrière
Et celle de devant pour les défauts d’autrui ».

Sœurs et frères, si l’évangile d’aujourd’hui a pu avoir le dénouement que l’on sait, si la femme dont on n’a pas rapporté le nom n’a pas été lapidée et si Jésus, au moins pour l’instant, a pu continuer son ministère sans avoir été trainé au-devant des autorités religieuses de son pays, c’est parce que les scribes et les pharisiens, qui y sont évoqués, avaient finalement reconnu, chacun en son âme et conscience, avoir quelque chose à cacher.

Nous voici de bon matin. Jésus descend du Mont des Oliviers (Jn 8, 1) où il avait probablement passé la nuit à prier, et le voilà déjà entièrement donné à la pastorale. Dieu est sans cesse à l’œuvre et son Fils aussi (Jn 5, 17). Dieu ne s’endort jamais, certains hommes non plus, du moins en donnent-ils l’impression, eux qui d’ordinaire ont les yeux lourds et qui, lors même ils seraient des disciples, ne peuvent veiller même pas une heure avec le Fils de l’homme (Mc 14, 37). Aussi, de grand matin, comme s’ils rivalisaient avec Dieu, comme s’ils pouvaient travailler sans jamais se lasser, comme s’ils avaient passé la nuit à veiller, ces hommes s’activent-ils, s’agitent-ils déjà, alors qu’en réalité, il s’agit de donner le change, de faire croire qu’ils ont les yeux clairs, donner l’impression qu’ils ne s’étaient pas, comme les vierges folles, assoupis, qu’ils n’avaient pas baissé la garde. Effets de manche en vérité pour camoufler leurs faiblesses, tentatives désespérées pour se refaire le visage et effacer les traces de la nuit, les marques de sommeil (Jn 7, 53). Mais le Maitre de la vigne est en alerte. Il sait débusquer les travailleurs fainéants, les mercenaires qui se déchargent sur les autres.

À peine réveillés, au fond encore tout abasourdis, nos hommes ont jeté le grappin sur le premier venu, parce qu’il a couru moins vite et sait faire moins de pirouettes, parce qu’il a moins de cordes à son arc, moins de tours dans sa manche. Dans leur agitation, et le brouhaha du réveil, dans leur bousculade matinale, les voilà nez-à-nez avec le Maître de la moisson, l’Héritier de la vigne. Que lui dire, quoi lui rendre comme compte ?

Il ne va pas de soi avouer une faute professionnelle, reconnaître qu’on a été incompétent, s’accuser soi-même quand on fait un job. Il est beaucoup plus naturel de tergiverser, user de faux-fuyants, jeter la faute sur un autre, le désigner comme bouc émissaire, le charger de tous les péchés d’Israël : Nous avons trouvé cette femme en flagrant délit d’adultère (moicheia). En pareille situation Moise ordonne de lapider…, Maître, et toi, qu’en dis-tu ?

Ces messieurs ont quand même, sœurs et frères, quelques mérites. D’abord, ils reconnaissent en Jésus un maître (didaslalè), et pas n’importe lequel : un maitre au moins de la taille de Moise. Ils reconnaissent, au moins par stratégie, qu’ils ne sont pas de sa taille ; aussi se réfèrent-ils à lui comme on se réfère à plus grand que soi… Ils reconnaissent en même temps que l’on puisse commenter la loi (nomos) de Moise, l’interpréter, voire donner un avis différent. Ils viennent trouver Jésus parce qu’ils le savent de taille à le faire, et parce qu’il sait déjà le faire : Vous avez entendu qu’il a été dit à vos pères : œil pour œil, dent pour dent, eh bien moi, je vous dis : ne rendez pas le mal pour le mal. Vous avez entendu qu’il a été dit, vous aimerez vos proches et vous ne ferez surtout pas de cadeaux à vos ennemis, eh bien moi je vous dis d’aimer tout le monde… (Mt 5, 38.43). Voilà comment Jésus lisait la loi de Moise et la menait à son achèvement. Et pharisiens et scribes en étaient au courant car c’est ouvertement qu’il parlait (Jn 18, 20).

Alors Maitre, qui n’enseignes pas comme les scribes et les pharisiens, toi qui t’assois tel Moise et qui enseignes avec autorité (Mc 1, 22), alors toi l’Héritier de la vigne, Moise avait dit de lapider des femmes comme celles-là, toi, qu’en dis-tu ?

Sœurs et frères, dans le Moyen Orient ancien il était d’usage de lapider les femmes convaincues d’adultère. Mais on lapidait aussi le complice. Moise n’avait donc pas demandé de ne lapider que la femme, mais à la fois elle et son complice… (Dt 22, 23-24). Où est passé l’homme qui était avec cette femme prise en fragrant délit d’adultère ?

Les mercenaires dormaient chacun dans son logis pendant que le Maitre de la moisson veillait (Jn 7, 53 ; 8, 1). Ils ne savent alors pas où il est passé, mais le Maître de la moisson, lui, il le sait. Il sait même qu’il se peut que l’histoire ait été complètement inventée, tels les Vieux démasqués par Daniel, qui accusaient faussement Suzanne (Dn 13).

Mais pharisiens et scribes ont du toupet. Sans se poser de question au sujet de l’éventuel complice de la femme, ils la trainent, la malmènent et la chiffonnent : Nous avons surpris cette femme en flagrant délit d’adultère !

Au fait, ils en voulaient plus à Jésus qu’à la femme. Ils avaient déjà projeté l’arrêter, le faire taire ; les gardes étaient revenus bredouille (Jn 7, 32.44-46). Cette femme ne sert donc que de prétexte pour remettre à exécution leur machination.

Mais Jésus connaît nos intentions les plus secrètes. Il ne se prononce pas sur le fond de l’affaire ; il ne discute même pas avec eux de la loi de Moise. Tout comme il n’ouvrira pas la bouche à la cour de Pilate, il se tait ; il fait silence.

Sœurs et frères, il n’est pas toujours vrai que qui ne dit mot consent. Silence n’est pas toujours approbation, consentement ; il peut être signe d’indignation, de colère. Indignation face à l’hypocrisie, l’injustice. Colère face à la bêtise.

Jésus fait silence pour renvoyer juges et accusateurs à eux-mêmes, leur donner le temps pour s’interroger eux-mêmes, se mettre en présence de leur conscience. Qui es-tu, demande saint Jacques, pour juger ton frère (Jc 4, 11-12), surtout s’il s’agit de jugements téméraires, tordus, qui mènent à la mort ?

Mais les juges n’ont pas été institués pour se juger eux-mêmes. L’accusateur ne s’auto-accuse pas. Au lieu de se regarder eux-mêmes, obnubilés par le job, ou plutôt par leur projet impie, les accusateurs insistent, s’acharnent et prennent Jésus pour juge.

Le maitre ne s’est pas laissé pas piéger. N’est-il pas celui qui avait mis en scène la paille et la poutre (Mt 7, 1-5 ; Lc 6, 37-42), le pharisien et le publicain (Lc 18, 9-14) ?

Jésus ne sait que trop combien il nous est facile d’être indulgents avec nous-mêmes et impitoyables pour les autres. Héritier de la vigne, Dieu parmi les hommes, il le sait. Alors : puisqu’on le presse, puisqu’il est le maître de tout, de la vie comme de la mort, il se lève, il se dresse et laisse tomber le verdict : Que celui qui est sans péché (anamartetos) jette la pierre !

Nos pharisiens et docteurs de la loi ont là encore quelques mérites : si pour avoir eu les yeux trop fixés sur les faiblesses de la femme ils avaient oublié avoir des choses à cacher, ils en prirent quand même conscience une fois qu’ils ont compris que Jésus les avait renvoyés à leur conscience. Et un à un ils ont déguerpi.
Femme, où sont-ils passés, que sont-ils devenus ceux qui te condamnaient ?

Si ces mercenaires ne t’ont pas condamnée, à plus forte raison moi, le Fils de l’homme : je ne suis pas venu pour condamner mais pour sauver (Jn 3, 17). La loi a été donnée par Moise, la grâce, la miséricorde par Jésus Christ (Jn 1, 17).

Sœurs et frères, puisse l’évangile continue de nous donner un cœur ouvert aux misères des hommes pour qu’il ressemble de plus en plus à celui du Fils de l’homme, à celui de Dieu. Amen.